Sébastien Géhan
En ce vingt-trois février mille neuf
cent quarante-deux, Le Havre s'enfonce sous la neige. Deux marins
allemands baguenaudent à travers les rues de la Cité Océane...
L'enfant qui les croise, enfouit un peu plus sa tête dans le col de
sa vareuse, et ne laisse voir que deux yeux apeurés sous un galurin
rapiécé. Les deux hommes s'esclaffent, baragouinent des mots avec un
accent rocailleux à réveiller un tourteau, sans prêter la moindre
attention à l'adolescent. Simon laisse échapper un soupir de
soulagement. Il revient de chez son pote Pierrot, le fils d'un
rémouleur du quartier Saint-François. Pour rejoindre l'Hôtel de Ville, il aurait
pu emprunter l'avenue Foch, mais les Allemands fortifiaient la ville en vue
d'un débarquement des Alliés, et ce n'était plus qu'une succession de corridors bétonnés, d'Allemands en armes et
d'ouvriers réquisitionnés. Même les arbres étaient en trompe-l'œil. Les Allemands essayaient de transformer la ville en
une forteresse imprenable du Mur de l'Atlantique. Pas le genre d'endroit
à fréquenter quand on était Juif.
Il longe le
Quai Notre-Dame, s'arrête un instant devant « l'hôtel du Globe ». La lecture du menu lui rappelle qu'il
n'a pas mangé depuis la veille au soir, et
ses boyaux crient famine. Le patron
du
« Café de Rotterdam », un gros
bonhomme tout en joues et en chair, armé d'une pelle large comme un cul de vache,
dégage son entrée d'une neige boueuse et grisâtre. Sur la façade aveugle d'un
immeuble, de grandes lettres blanches et bleues sur fond orange font
les yeux doux aux chalands. C'est une réclame pour l'apéritif « DUBONNET », avec cette
phrase en guise de leitmotiv : « Vin tonique au quinquina ». Son
père, Joseph Rafsjus, aime bien le « DUBONNET ». Georgette, sa mère, l'apprécie
beaucoup moins. Elle dit que le vin ne tonifie que la bêtise. Et pour mieux
confirmer son analyse, plusieurs affiches sont collées juste
en-dessous de la publicité. Elles promettent des récompenses contre des dénonciations
de Juifs et de terroristes. Sur l'affiche, Simon peut lire ce
slogan, en lettres rouges : « ILS ASSASSINENT ! ENVELOPPES DANS
LES PLIS DE NOTRE DRAPEAU ! ». En-dessous, la Préfecture présente les résistants
comme des hommes manipulés par les « Soviets et les Juifs ». Simon accélère
le pas. Un froid terrible l'enserre tout à coup...
(...) Moussa a très froid. Depuis
qu'il est arrivé au Havre, il a surtout ressenti les aléas de la pluie, ces
trombes de flotte qui tombaient du ciel à faire le bonheur du « marabout ficelle » de
son bled sénégalais. Les Havrais emploient souvent l'expression « il pleut
comme vache qui pisse ». Avant de partir en « classe découverte » dans la
campagne normande, Moussa ne saisissait pas le sens de la métaphore. Puis
il avait vu à l'œuvre, dans un champ, près d'Etretat, une vache noire et blanche
faire ses besoins, en une cascade d'urine dorée. Aujourd'hui, en
ce mois de février 2007, le thermomètre est tombé aux alentours de zéro. Pas de
vache à l'horizon. La météo annonçait de la neige.
A seize heures la sonnerie du collège Jacques Monod retentit. Il ne faut pas plus de deux minutes pour
que la sortie de l'établissement s'emplisse de mômes hilares, aux
frusques bariolées, l'oreillette du lecteur
MP3 fichée dans l'oreille et la démarche
chaloupée. Déjà quelques clopes s'allument, des étreintes langoureuses
s'esquissent sous l'œil goguenard de potes
qui expriment leur honte, l'index délateur, tout en braillant comme des
mulets, alors que leurs cœurs se tordent de
jalousie. Cinq minutes plus tard, la rue Viviani est pratiquement déserte. Seul un gosse reste en retrait,
vêtu d'un jogging « Lacoste » deux
fois trop grand pour lui et d'une casquette « Nike » vissée jusqu'au
menton. Moussa n'est pas pressé de rentrer
chez lui. D'ailleurs, il ne sait plus si ici, c'est réellement chez lui.
Moussa Mbacké
était arrivé en France, huit ans plus tôt, accompagné de ses parents et de ses
deux jeunes sœurs, Madjiguène et Bingué, en provenance du Sénégal. A cette
époque, il n'avait pas plus de six ans. Il avait très peur de ce qu'il allait connaître en
France. De leur arrivée à Marseille et de leur court séjour à Paris, il ne se
rappelle que des bribes de souvenirs. Du Sénégal, il ne connaît que les
histoires que lui raconte son père à l'heure du coucher. Il rentre sa
tête dans ses épaules, et se décide enfin à partir. Le froid a raison de
son vague à l'âme. La directrice de l'école, Mme Forgerin, lui fait un petit
signe de la main. Elle est drôlement gentille Mme Forgerin. En plus de s'occuper de
l'école, elle les a aidés à se cacher. En
effet, depuis que la « Loi Sarkozy » de juillet 2003 est passée, Moussa
et sa famille sont en situation irrégulière. Elle fait partie du RESF, le
réseau éducation sans frontières. Une sorte
de tribu de blancs, dont beaucoup sont profs, et qui ne sont pas d'accord pour qu'on expulse des gens
comme lui hors de France. Moussa se dit que c'est bien que les Français
ne soient pas tous des « cistras ». Ça l'aide à se croire un peu chez lui. Il
répond d'un papillonnement de main à Mme Forgerin
et disparaît dans l'écume grisâtre de cette fin d'après-midi. Au-dessus de leurs têtes, le ciel vient de
s'éventrer en de gros flocons
blancs.
(...) Il emprunte le Quai Videcoq, où
des marins-pêcheurs nettoient au gros sel le ponton verglacé d'un petit chalut.
A l'angle se trouve le café-bar « Garnier ». Son père y avait ses habitudes
avant que les Allemands ne débarquent. Depuis, toute la famille
a cette terrible et déshonorante mention « JUIF » ou « JUIVE
», écrite à l'encre rouge et apposée au bas de leurs cartes
d'identité. Joseph a bien tenté de le rassurer, de lui expliquer
qu'il faut respecter « l'ordonnance du 27 septembre 1940 » qui
impose aux Juifs de se faire recenser dans leur localité de
résidence. Son père est un utopiste, il ne voit jamais le mal et il pense que c'est
purement administratif. Simon sait que les
Allemands les détestent et que nombre de Français aussi.
Le froid est
vif, et un vent d'ouest s'est levé. Ça lui donne l'impression de morsures de glace qui
lui frigorifient le corps jusqu'aux os. Simon accélère. Il lui reste
de la route jusqu'à l'Hôtel de Ville où il prendra la ligne du tramway «
Hôtel de Ville-Pont III » jusqu'au terminus de la place Amiral Courbet, pas très
loin d'où il vit avec ses parents et sa sœur, Josepha, dans un
trois pièces moisi d'humidité. La ville est en ébullition depuis
que, la veille, des résistants ont tenté de faire sauter un
arsenal allemand d'armes et d'explosifs du côté de Graville.
Quinze
minutes plus tard, Simon Rafsjus descend du tramway électrifié, fierté de la ville.
Son corps amaigri ploie sous la force des bourrasques de vent et de
neige. Une jolie maman, son visage encadré d'un fichu imprimé de
fleurs, s'avance à sa hauteur. Elle tient par la main une fillette, haute de
cinq ans. Quand elle croise le jeune garçon aux traits émaciés, cette dernière ne
peut s'empêcher de s'écrier :
—Regarde Maman, le garçon il porte
une drôle d'étoile jaune !
—Tais-toi
Monique... lui répond sa mère, le feu aux joues.
Mais des trois personnes qui se
croisent ce matin de février 1942, c'est Simon Rafsjus le plus honteux.
Cette étoile lui brûle les rêves. Des larmes de colère emplissent ses
yeux, ses mains se
referment sur du vide, les jointures blanchies de rage. Il remonte la rue des Chantiers. Un docker, bâti comme une armoire normande, lui sourit. Simon note qu'il
lui manque bien quatre dents sur le
devant.
(...)
Lorsque Moussa arrive quelques minutes plus tard, il comprend que
quelque chose cloche. Plusieurs voitures de police sont garées au bas de
l'immeuble où il vit avec sa famille. Les lumières des gyrophares jettent
des ombres menaçantes aux alentours. Une foule de badauds lui masque la vue.
Terrifié, il se faufile entre les curieux, et constate avec horreur que c'est
pour les siens que tous ces flics sont ici. Son père et sa mère
sont menottés comme des assassins, et les keufs les poussent
manu militari à l'arrière d'une fourgonnette banalisée. Des
injures fusent de la foule de plus en plus menaçante. Quand
Moussa voit ses deux sœurs sortir du hall de l'immeuble sous bonne escorte, des
larmes de tristesse et de rage s'échappent
de ses yeux. Enfant devenu furie, il fonce vers eux en hurlant.
(...) Simon
n'en croit pas ses yeux ! Alors qu'il rentre chez lui, il
voit le fourgon noir et la traction-avant garés devant chez ses
parents. Des gens du quartier s'amassent sur le trottoir comme
au spectacle. Il entend une vieille dame expliquer à sa
voisine que les Allemands ont exigé une rafle en représailles à
l'attentat d'hier. Plusieurs Juifs ont déjà été arrêtés dans le
quartier Vauban. Simon ne comprend pas en quoi ses parents et sa sœur peuvent être
mêlés à cette histoire. Tant bien que mal, jouant des coudes et de sa petite
taille, il se fraye un chemin jusqu'à eux.
Il compte leur expliquer aux gendarmes
qu'il s'agit d'une erreur, que ses parents ne sont pas des terroristes aux services des Soviets,
qu'ils sont Juifs d'accord, mais que
son père n'a le défaut que d'aimer le « DUBONNET »... Soudain, il croise le regard de son père, les bras entravés dans le dos, qu'on pousse sans ménagement
à l'arrière de la traction. A la vue
de son fils, Joseph Rafsjus se débat et
lui hurle :
—Fuis Simon
! Cours ! Vite ! Enfuis-toi mon garçon !
(...)
(...)
—Fuis Moussa
! Cours ! Vite ! Enfuis-toi mon garçon !
Déjà la
foule les cherche du regard. Un gendarme les pointe du doigt. Sans réfléchir,
Simon se détourne et Moussa se carapate sans demander son reste... Moussa court, Simon court. Leurs cœurs cognent dans leurs frêles poitrines. Derrière eux,
les claquements des bottes à bouts ferrés résonnent en un
terrible écho à leurs peurs. De longues larmes strient leur peau,
brouillent leur vue, dégoulinent jusqu'à leurs lèvres jointes en des rigoles
de souffrance. D'un revers de manche, ils s'essuient les yeux.
Moussa
remonte la rue Jean Lecerf, anciennement rue des Chantiers, à l'angle, il débouche dans
la rue Marmiesse. C'est mardi, jour de marché dans le quartier des
Neiges qui a vu s'éteindre
ses commerces comme autant de frêles bougies dans
la tempête capitaliste. C'est un petit marché de détail où sa mère vient faire ses courses, en djellaba,
le cabas d'une main et lui et ses
sœurs en file indienne de l'autre. Une dizaine de commerçants anime les lieux. Moussa se faufile entre le stand de Tony le poissonnier et celui d'« Aux
Délices des îles du soleil » où,
quand son père est en veine au tiercé, ils vont commander des plats épicés.
Simon sent un point de côté se
former entre ses côtes, comme un coin fiché
dans son corps en mouvement. Néanmoins,
Moussa trouve la force de tourner la tête. Ils ont réussi à semer leurs poursuivants. L'avantage de leur
jeune âge et d'une hygiène de vie où
la bière et le pastaga sont exclus. Des badauds jettent un regard morne
à ces mômes qui courent, comme s'ils avaient
le diable au cul. Ils se prennent à croire qu'ils vont s'en sortir quand un homme leur barre le chemin.
Simon
ralentit, le souffle rauque. A ce moment, l'espoir d'en
réchapper l'habite encore. Mais une main ferme le saisit en pleine
course, par le col de son pardessus, et le soulève de terre comme
un vulgaire paquet de chiffons. L'homme le tient fermement et se met à beugler : "Je le tiens
! Je le tiens ! Jl'ai gaulé ce foutu youpin !"
Moussa se débat comme un forcené. Il
peut sentir l'haleine putride de l'inconnu, des relents insupportables d'ail et
d'alcool. Il hurle, le supplie, l'insulte en français, en wolof, en verlan de la
téci. Mais l'homme a une telle force que bientôt il cesse de
lutter, résigné. Seuls ses sanglots le font soubresauter entre les poignes du
colosse. L'homme l'enserre de ses grands bras velus et tatoués, tout en hurlant
:
"Je le tiens! J’l’ai eu ce satané négro !"
La police
arrive une poignée de secondes plus tard. Le reste appartient à
l'histoire, la petite, celle qui alimente ce grand fleuve de
souffrances et de haines où nous puisons tous nos racines communes. Moussa est
emmené, menottes aux poignets, jusqu'au siège de la Police des Aéroports et des Frontières. Quant à Simon, il est jeté à l'arrière
d'une voiture cellulaire CITROEN de
la gendarmerie française aux fenêtres grillagées.
Dehors, il ne neige plus. •
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